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Jan. 13th, 2024 03:10 pm![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
Durant ce concours, nous devions former des équipes de trois, et chacun devait écrire sur un thème : il y avait donc trois thèmes "En finir avec les zones blanches" était mon thème. Les deux autres étaient "héritage éphémère" et "partagez, partagez, il en restera toujours quelque chose"
Nous avions mal compris la consigne, aussi nous avons essayé de relier nos nouvelles entre elles. Par conséquent, même si la nouvelle est bien de moi, je n'y ai pas vraiment mis ce que j'aurais voulu.
Quoiqu'il en soit, voici ma nouvelle :
La première chose que Darius remarqua était l’odeur du sol, une fois quitté l’asphalte rugueux de la nationale.
L’air de la route conduisant dans la forêt était chargé de la fumée issue de la combustion des carburants, le caoutchouc brûlé, la ferraille des véhicules fonçant à toute allure comme des fusées, fuyant vers les étoiles scintillantes d’un monde déjà en deuil, et la pointe métallique du sang des carcasses écrasées, vaguement évacuées des bas-côtés par les agents cantonales aux petites heures du jour, quand la lune disparaissait enfin du ciel nocturne.
Sous ses bottes, la terre était là, souple et pourtant solide, indubitablement concrète, avec ce parfum palpable d’humus – de mort et de renaissance, qu’il reniflait pour la première fois.
Son nez délicat était plutôt habitué aux vapeurs chimiques, aux éthers et aux précipités des substances fabriqués dans des laboratoires au sein desquels il passait la plupart de son temps.
Sa passion pour les sciences, quelles qu’elles soient – mathématiques, physiques, astronomie, biologie… – lui avait rapidement attribué une réputation de génie qu’il se sentait avoir usurpé.
Il ne se voyait ni Léonard de Vinci, ni Albert Einstein. Ses découvertes n’étaient que le fruit de ses observations, il restait persuadé que quiconque se penchant d’un peu plus près de son travail se rendrait compte qu’il ne faisait qu’énoncer des évidences.
Quoiqu’il en soit, cette visite incongrue en pleine nature, bien loin des blouses d’un blanc immaculée et des atmosphères stériles de la ville, dépourvu de technologie, vide de stimulations électriques et d’ondes invisibles, de virtualité et de contrôle sophistiqué, lui avait été proposée par son père, un vieil homme fatigué qui avait connu une époque où l’herbe poussait encore sur les trottoir et où les enfants appelaient les animaux par leur nom sans avoir besoin de consulter une encyclopédie en ligne.
C’était une angoisse à laquelle Darius n’avait jamais été confronté auparavant, lui si concentré à la satisfaction de ses aspirations au savoir universel. Il était un animal de cité, proprement à l’aise dans le cube qui lui servait d’emplacement, bien rangé au milieu des autres êtres humains qui peuplaient son environnement sans jamais grandement interagir avec ceux-là. Il pensait que l’Autre – le non-soi, l’étranger, le dehors – représentait une pollution, et c’était suite à une virulente dispute avec son père que celui-ci l’avait forcé à affronter cet endroit.
Son père était la seule personne avec laquelle Darius parlait encore de vive voix, dernier vestige de son existence en tant que chair et sang. Plus par obligation que par réel attachement, parce que l’affection ne faisait pas partie de sa culture personnelle – ce n’était plus dans les mœurs. Il y avait trop d’objets d’intérêt dans le monde pour s’attacher à un seul en particulier et surtout quand celui-ci avait une durée d’existence si limitée, si éphémère. C’était un poids qui n’apportait rien d’impactant dans sa vie, si ce n’était l’incapacité à penser à autre chose – cela, il l’avait vécu très tôt au décès de sa mère, quand elle avait développé le syndrome de la lune rapprochée, une maladie qui déséquilibrait les fluides du corps humains et provoquait un amoncellement de cellules disjointes dans les organes vitaux jusqu’à l’extinction de ces derniers.
Les progrès de la médecine n’avaient pas réussi à la sauver. La médecine ne s’intéressait pas à des sujets aussi futiles que la santé de quelques femmes, quand il y avait des sujets plus importants pour l’humanité auxquels se consacrer, comme l’assainissement de l’air dans les appartements de la main d’œuvre essentielle productive – celle-là même qui construisait les appareils qui empuantissaient l’atmosphère de ses émanations de carbone, oxydes et acides corrosifs de poumons – et les soins pour contrer les effets délétères de la surconsommation de sucre raffiné qui causaient de plus en plus de maladies graves au sein de toutes les populations, y compris chez les nourrissons, augmentant ainsi la mortalité infantile.
Il n’y avait aucune amertume à ce sujet dans le cœur de Darius. Son esprit, pragmatique, lui soufflait qu’ils n’avaient pas d’autre choix, en tant que société, que de sacrifier certains et certaines pour faire survivre au-delà le plus grand nombre.
Cela avait néanmoins représenté un choc qui l’avait convaincu de se détacher de cet espèce d’inconnue au sein de toute équation existentielle qu’était l’amour.
Son père était son Père, et à ce titre il lui devait néanmoins quelques obligations, comme de l’accompagner en forêt quand celui-ci soutenait mordicus qu’il avait besoin de voir une dernière fois les arbres, ces espèces de poteaux géants à l’écorce brun et rouge couverts de cicatrices, résistant envers et contre tout aux pluies toxiques et aux invasions d’insectes.
Les feuilles craquaient sous leurs pas comme de petits crânes d’oiseaux tous secs tandis qu’ils progressaient au hasard de ce que le Père appelait un sentier mais dont Darius avait bien du mal à déterminer les contours. Il y avait trop d’étrangeté, trop de sinistrose dans ce paysage pour ne pas lui laisser un sentiment de nervosité : pour commencer, son assistant personnel ne captait rien. Le GPS – système mondiale de positionnement – ne savait plus lui dire où il était, et il ne faisait pas confiance à ses propres pieds pour lui indiquer la direction qu’il était en train de prendre. Pour cela il était obligé de s’accrocher à la maigre croyance que son père savait où ils allaient.
L’oreillette accrochée à son oreille ne lui murmurait plus aucune information sur ce qui se passait en son absence. Les verres de ses lunettes n’envoyaient plus de notifications de ses réseaux sociaux et de ses courriels, et l’angoisse d’être seul le frappa si brusquement qu’elle figea son avancée.
Il aimait être seul. Cela n’aurait pas dû l’affecter le moins du monde.
« Qu’est-ce que tu fais ? », interrogea son père d’une voix enrouée.
Le trou dans sa gorge ornée d’un tuyau dans lequel circulait nutriments, analgésiques et barbituriques, émit un glougloutement qui appuya ses propos.
Darius eut une sorte de flashback, d’une époque où il n’était qu’un petit enfant et où tout le monde était en pleine santé, heureux de vivre et libres.
Le sol était mou, la terre était pourtant là, sous ses pieds, et elle tournait sans qu’il ne s’en rende compte. Elle tournait, avec ou sans lui, le monde aussi.
Il se trouvait dans une zone blanche.
Il se souvînt d’une période très courte de son existence où il n’avait pas eu besoin de tout cela. Ce n’était pas lui qui était devenu dépendant, mais comme le tube dans la gorge de son père, c’était un besoin qui était né de la diminution de la qualité de la vie sur Terre.
Il leva le nez pour éviter de se concentrer sur ce qui commençait à l’effrayer – l’absence de repère, les regrets, la perte de père, bientôt, qui se rapprochait à chaque pas sur la mousse humide.
Il leva le nez et la cime des arbres lui répondit au milieu du ciel encore assombri, comme un mauvais présage. La lune avait disparu. Il lui aurait volontiers hurlé après, comme le temps file, file sans attendre ses explications dont il avait besoin pour donner du sens à ce qui l’entourait – c’était en vérité cela sa quête, il ne s’en rendait compte que maintenant, au milieu des restes de la nature du bord de la nationale, au milieu de nulle part, sans contact ni plus de voie à suivre.
Il lui manquait encore tant de choses, à lui mais aussi au monde pour continuer d’exister. À lui, à sa mère, son père, les Autres. Il leurs manquait tous quelque chose. Des connaissances, des objets, du sens.
Il y avait tant de choses, tant d’objets, tant de savoir. Et face à l’immensité des chênes, au vide créé par la zone blanche, la solitude – son père était comme un fantôme à présent – il se rendit compte de la puérilité de sa démarche, l’égo de s’amuser avec des sciences qu’il ne maîtriserait jamais en entier.
Il avait collecté des choses, mais il ne vivrait jamais assez longtemps, et certaines choses étaient impalpables, in-capsulables, comme cet air frais aux relents de décomposition et de vrai qui balayait sa figure dans une brise fragile.
« Tu es un loup solitaire Darius », souffla la voix de son père, non dénué de tendresse. « Tu te caches sous des masques, des constructions et de beaux vêtements, mais ça ne change rien. Tu es mon fils, et en tant que tel, tu existes au monde qui mourra sans toi. Bien après toi. L’horloge ne s’arrête que pour moi aujourd’hui mais elle s’arrête pour tout le monde. »
Il semblait attendre quelque chose, peut-être un assentiment. Impossible de dire quoi, ils n’avaient jamais vraiment su comment communiquer. Et pourtant c’était sa dernière leçon.
– Je ne peux pas l’accepter, murmura Darius, les poils de son visage frémissant contre la rondeur encore enfantine de ses joues.
Il était encore si jeune en dépit du détachement déjà adulte dont il faisait preuve – à leur époque, les enfants qui survivaient devait grandir vite, très vite.
Son père continua son chemin parmi les brumes qui se levaient, et Darius ne pouvait guère le suivre plus loin.
Les zones blanches étaient pour les morts, cela il le savait au moment d’entrer dans la forêt. Les vivants en avaient fini des zones blanches, et c’était avec cette certitude que Darius fit demi-tour.
Il ne permettrait ni l’oubli ni l’ignorance.
Le savoir du monde devrait perdurer.